« Fractures sociales, fractures territoriales : les villes en première ligne », était le thème de la dernière table ronde de la journée débat « Post-Covid : réinventer les villes ? », organisée par Icade et La Tribune à la Maison des Océans, le 23 septembre 2020. Animée par Denis Lafay, directeur de la rédaction de La Tribune, cette table réunissait des acteurs de terrain comme François Baroin, Président de l'AMF (Association des maires de France) et Maire de Troyes, et Mathieu Hanotin, Président de Plaine Commune et Maire de Saint-Denis, mais aussi des analystes qui abordent les questions sous des angles très différents : la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury et le directeur du pôle Opinion et Stratégies d'Entreprise de l’IFOP, Jérôme Fourquet.

Le spécialiste des études et des sondages, Jérôme Fourquet, propose un état des lieux des différentes fractures existantes :

  • La fracture sociale sépare les gens en fonction de leur niveau de revenu mais est également constituée d’une série de micro-fractures, comme la crise de la Covid l’a montrée, comme la fracture entre les secteurs protégés (fonction publique ou grands groupes) et les secteurs exposés (les petites entreprises, les intérimaires, les indépendants, etc.) ;
  • La fracture territoriale oppose les métropoles d’un côté à la France dite périphérique de l’autre, mais il faut également observer les écarts abyssaux au sein d’une même métropole ;
  • La fracture numérique est augmentée par le débat sur la 5G alors que plusieurs millions de Français sont victimes de l’illectronisme, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas à l’aise avec l’Internet ou qu’ils ne bénéficient pas d’un niveau convenable de connexion). La crise de la Covid a accéléré la digitalisation de nos modes de vie – télétravail, e-commerce, e-administration – tout en accentuant les disparités d’accès au numérique ;
  • La fracture autour de la relation que nous entretenons chacun avec la consommation se creuse avec d’un côté ceux qui aspirent à consommer moins et mieux et ceux pour qui la consommation est une récompense du travail effectué et participe à construire leur identité ;
  • Et la fracture ethno-culturelle enfin, qui affleurent en permanence.

« « Si on continue comme ça, on va vers un séparatisme social qui se matérialisera même physiquement avec des murs. Nous devons inventer un modèle de co-développement partagé ! »  »

Mathieu Hanotin Président de Plaine Commune et Maire de Saint-Denis

Solutions endogènes

Alors que dans son discours de politique générale, Jean Castex a prononcé 25 fois le terme de territoire, Mathieu Hanotin et François Baroin appellent à une meilleure répartition des pouvoirs. Carlos Moreno, dans une table ronde précédente, dénonçait le fait qu’on ait « du mal à comprendre les prérogatives des métropoles ». Pour François Baroin, si les maires avaient eu un pouvoir en matière de santé, le confinement n’aurait pas été national ; il aurait certainement concerné les régions du Grand Est, de l’Ile-de-France et du Nord, mais cela aurait eu des impacts moins désastreux sur l’économie : « L’État gage sur les générations qui suivent 20 points de dette de PIB, soit 450 milliards d’euros ! ». Le maire de Troyes pense que l’État doit modifier son regard pour avoir une ambition décentralisatrice en matière de santé, de médico-social, de culture, de logement et peut-être même d’emploi.

Mathieu Hanotin quant à lui souhaite un droit à la différenciation car certains territoires ont des besoins spécifiques : « Notre droit sur le logement indigne convient à 90% du pays, mais est totalement inadapté dans certains quartiers ». Cynthia Fleury avait cité Aristote pour qui la norme, étant générale, était de ce fait discriminante. Il convient donc d’appliquer une norme en cherchant en même temps à en gommer les discriminations qu’elle génère.

Ce sont des solutions endogènes qu’il faut trouver, comme l’explique la philosophe : « une solution endogène, c’est une combinaison de gouvernance nationale et locale. C’est un droit à l’expérimentation. Le maître-mot pour demain, c’est la décentralisation, mais une décentralisation opérationnelle ».

« « L’Etat se défausse de sa responsabilité notamment sur le plan financier, car les négociations ne sont pas adaptées à la réalité des politiques publiques humaines d’accompagnement,
et c’est un ancien ministre du budget et des finances qui vous le dit ! »  »

François Baroin Président de l’AMF et Maire de Troyes

Intolérance à l’incertitude

Le regard de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury est éclairant à bien des égards. Avec la Covid et ses comorbidités, tous les effets délétères socio-économiques d’insécurité psychique montent en flèche : « Il y a une intolérance à l’incertitude et c’est ainsi que l’on définit la psychose. Plus on traverse des moments collectifs d’incertitude, plus il faut créer une sorte de manteau de climat social de réassurance pour encaisser psychiquement le coup. » Si, selon elle, l’État a joué son rôle – chômage partiel, facilitation administrative,… – il doit continuer de le faire sans quoi des phénomènes de dissociation des destins émergeront. Cynthia Fleury pense notamment aux travailleurs indépendants ou aux petites structures qui n’ont pas la trésorerie pour encaisser la situation alors qu’ils ont passé une vie à créer leur situation professionnelle.

La philosophe revient sur la gestion de la crise : « dans un premier temps, on a la biologie : la vie. Et on a mis tout le monde sous cloche : c’est le confinement. Mais c’est la valeur de la vie qui nous intéresse. Donc protéger la vie humaine oblige à protéger l’humanité de la vie. La vie est indivisible et la vie économique est une partie essentielle du plaidoyer de la vie. La cohabitation avec la Covid est nécessaire pour défendre la vie humaine. C’est devant nous maintenant ». Une manière humaniste et lucide de regarder vers demain.

Read more