Les modes de vie sont aujourd’hui marqués par la quête de singularité et de différenciation. Entretien avec Sandra Hoibian, Directrice générale du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc)

Nos concitoyens choisissent aujourd’hui avec soin un prénom unique pour leurs enfants qui leur rappelle une filiation territoriale ou familiale, ou encore un film qu’ils ont adoré. Selon les travaux de Baptiste Coulmont, il était possible de nommer 75 % des bébés en 1900 et en 1960 avec les cinquante prénoms les plus fréquents (le « top 50 »). Aujourd’hui, ces prénoms fréquents ne dénomment qu’un petit tiers des bébés. Les prénoms sont plus variés et le prénom le plus populaire ne dépasse pas 1 à 2 % des naissances. De la même manière, les équipements s’individualisent. Le téléphone, qui était par foyer, est aujourd’hui un objet qui constitue quasiment un appendice digital de chaque individu, le livre qui était un objet qui circulait de génération en génération, en se numérisant devient possession d’une personne unique. L’entreprise qui était le lieu du collectif de travail doit relever le défi de l’émiettement des lieux de travail avec l’essor du télétravail...Les exemples pourraient être multipliés à l’envi.

 

L’individualisation, une tendance structurante de notre société

Ces comportements ne relèvent pas d’une logique égoïste, mais plutôt de l’envie de chacun de suivre sa propre voie, son propre chemin. Plutôt que de parler d’individualisme, les sociologues parlent « d’individualisation ». Il s’agit d’une tendance structurante de notre société. Certains pourront s’en réjouir comme la marque d’une forme de liberté nouvelle. D’autres, au contraire, regretter cette évolution, s’en trouver désemparés et appeler de leurs vœux le retour des anciens cadres (Église, partis politiques et syndicats, entreprises, etc.) qui structuraient la vie en commun. Ces exhortations ne sont d’aucune utilité. Repeindre en noir sous l’accusation d’individualisme l’aspiration contemporaine à se constituer comme individu autonome et libre de ses choix est non seulement inexact mais parfaitement vain. Cette lame de fond sociétale prend ses racines depuis des siècles (Renaissance, Révolution française…). Il ne s’agit pas d’un accident de l’histoire des sociétés occidentales contemporaines, mais bien d’un véritable mouvement profond, qui n’est pas prêt de s’arrêter. Du reste, cette dynamique n’est ni intrinsèquement bonne ni mauvaise pour le vivre-ensemble. Son accélération au cours des cinquante dernières années implique, en revanche, de la prendre en compte pour ce qu’elle est vraiment, de la regarder sans détour et de la comprendre pour dessiner des chemins de vie en commun. Ce constat est exigeant, il demande beaucoup d’imagination et d’efforts pour créer des nouveaux espaces permettant d’articuler l’envie d’être soi et la vie ensemble.

La piste de la coopération entre acteurs – l’action commune vers un but commun – peut permettre de réconcilier l’envie de chacun d’être autonome et singulier pour mettre à profit les talents respectifs des uns et des autres, de la même manière qu’une mosaïque.

 

Une ville réinventée avec une cohésion sociale renforcée

Pour la gestion de la ville, longtemps les économistes ne voyaient que deux grandes directions : soit une gestion par le biais d’organismes publics, soit une gestion confiée à des prestataires privés (ou un mélange des deux). Un nouveau courant de pensée, « la théorie des communs », initié par Elinor Ostrom, sur le devant de la scène depuis son prix Nobel (2009), montre, en partant de très nombreuses études de cas menées dans différents pays, que le marché ou l’État ne sont pas les seules alternatives. Ses travaux permettent de comprendre l’émergence des initiatives d’économie collaborative qui mettent en avant une troisième voie de gestion des ressources par les utilisateurs eux-mêmes. On peut prendre l’exemple de Loos-en-Gohelle, commune de 7 000 habitants dans le Pas-de-Calais, qui a expérimenté la démarche avec succès, alors que cette commune était auparavant en grande difficulté.

Ces nouvelles initiatives, qui donnent du pouvoir d’agir aux citoyens, dessinent de nouvelles pistes pour une ville réinventée avec une cohésion sociale renforcée. Les citoyens sont ainsi impliqués au premier chef, le plus souvent en partenariat avec les pouvoirs publics et les entreprises privées dans la gestion des ressources de la ville. C’est en passant à l’action, en donnant du temps et de l’énergie pour des projets sur lesquels ils s’impliquent, que les gens apprennent et développent des compétences, ce qui est à la fois facteur d’émancipation, de confiance et de lien social.

 

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